Portraits d'Actuaires
Emmanuel Dubreuil, ESSEC91, Director (Reinsurance) at Covea (Former Partner PwC France; Managing Director at Guy Carpenter)
Le métier d'actuaire est méconnu du grand public, mais caracole en tête des classements "Best Jobs" depuis quelques années. Emmanuel Dubreuil, ESSEC91 Managing Director chez Guy Carpenter (jusqu'en 2015 - E. Dubreuil est à présent Associé - PwC France), nous fait découvrir la profession.
Sur sa carte de visite Guy Carpenter, vous pourrez lire en bas à gauche « courtage de réassurance ». Non-initiés, n'ayez pas peur : la réassurance, c'est la couverture des risques de l'assurance. Ce n'est pas si compliqué à comprendre si l'on part de ce constat : le risque, ça s'évalue, et l'on cherche à s’en protéger grâce aux compagnies d'assurance. Or, les assurances elles-mêmes se protègent ou augmentent leur capacité grâce à la réassurance. Et le courtier en réassurance est en fait un intermédiaire entre l'assurance et la réassurance : il conseille et assiste ses clients (des grandes sociétés ou mutuelles d’assurance donc).
Et l'actuaire ? L’actuaire va évaluer un risque pour établir un contrat susceptible de couvrir ce risque, avec deux intérêts à respecter : celui de l'assuré, qui doit être correctement couvert, et celui de la société d'assurance, d'être économiquement performante. Il travaille dans le secteur de l’assurance, de la réassurance ou de la finance. Comment en vient-on à choisir ce métier ? Quelles sont les qualités requises ? Quelles transformations rencontre actuellement cette profession ? Nous avons posé ces questions à Emmanuel Dubreuil, ESSEC 1991 et diplômé en actuariat, aujourd’hui Managing Director en développement stratégique pour les clients grands comptes européens chez Guy Carpenter.
Comment vous-êtes vous orienté vers l’actuariat ?
Par profil ou par caractère, j’ai toujours eu du mal à me positionner dans le système scolaire : dans les disciplines scientifiques, on me considérait comme trop littéraire, et dans les disciplines littéraires, on me trouvait trop scientifique. Après une classe préparatoire scientifique, je me suis donc réorienté vers le commercial et j’ai intégré l’ESSEC.
Au cours de mon cursus, j’ai eu l’occasion d’effectuer un stage en société d’assurance. C’est à cette période que j’ai rencontré des actuaires pour la première fois. J’avais été fasciné par ce que ces professionnels me racontaient, et je me suis dit, « c’est ce que je veux faire, je vais m’orienter vers ces métiers ». Diplômé de l’ESSEC au moment où venait de se mettre en place la filière Actuariat, j’ai donc poursuivi ma formation pour devenir actuaire grâce à une convention avec l’Université Pierre et Marie Curie, au sein de l’institut de statistiques de l’Université de Paris. À l’issue de mon stage de fin d’étude au sein du département Maritime et Aviation du GAN (Groupe des Assurances Nationales), on m’a proposé de rester pour conduire une mission avec les auditeurs internes. En effet, ils cherchaient un profil comme le mien, un parcours ESSEC avec un background quantitatif.
C’est lors de cette première expérience professionnelle que vous découvrez la problématique des grands risques ?
Lors de mes quatre années d’expérience passionnante au GAN, j’ai découvert la réassurance, sujet fascinant parce que mal connu, avec beaucoup de développements possibles et des problématiques incroyables : celles des grands risques, des catastrophes, des événements totalement improbables voir même inimaginables. Cela à une époque où les premiers modèles quantitatifs dédiés commençaient à arriver en Europe, inspirés de ce qui se faisait aux Etats-Unis mais adaptés à la situation européenne et française. J’ai alors été contacté par une relation pour monter un département Recherche et Développement au sein du cabinet de courtage en réassurance Benfield. Le timing était parfait. C’était un challenge intéressant parce qu’il s’agissait d’une création de poste dans une structure à l’état d’esprit start-up. Lorsque j’ai quitté l’entreprise 15 ans plus tard, le département comptait 16 personnes, dont une majorité d’actuaires. Nombre d’entre eux venaient de l’ESSEC : l’école a eu très tôt l’intelligence de promouvoir l’apprentissage, qui est un excellent moyen de pré-recruter et de fidéliser des profils intéressants.
Désormais, en quoi consiste votre poste de Managing Director chez Guy Carpenter ?
Chez Guy Carpenter, je fais partie de l’équipe qui pilote la relation avec les Grands Comptes (AXA, Generali). En plus du pilotage opérationnel, nous explorons de nouvelles idées et solutions avec de grands groupes, nous effectuons des missions de conseil sur des sujets qui ont trait au risque, à la réassurance et à la couverture de l’insolvabilité. Les journées sont totalement différentes selon les projets et l’actualité des clients.
En ce moment par exemple, nous travaillons sur la mise en place de plusieurs couvertures des risques via des « cat bonds » (obligations catastrophes), qui sont une nouvelle technique d’assurance et de réassurance. Au lieu de faire appel à un assureur pour couvrir un risque de catastrophe, on fait appel aux marchés financiers. Si la catastrophe ne survient pas, les marchés financiers récupèrent leur mise, enrichie par un taux d’intérêt et les primes versées. En revanche, si la catastrophe survient, les investisseurs perdent leur mise. Ce type de couverture intéresse les marchés financiers car il leur apporte de la diversification et c’est un support d’actifs technique mais rentable : mis à part quelques rares incidents de parcours, sur les 15 dernières années, c’est le seul support qui ait une rentabilité positive permanente.
L’actuariat semble souffrir d’un déficit de popularité, est-ce mérité ?
Ce n’est pas mérité dans la mesure où les besoins des entreprises en la matière sont énormes, y compris pour le secteur industriel qui commence à s’intéresser à l’actuariat pour la gestion des fonds de pension, de l’assurance-vie, des retraites, et du management du risque.
Les entreprises ont pris conscience qu’elles portent en elles de nombreux risques : des risques d’actifs, des risques opérationnels, des risques de passifs… Et ces risques peuvent être corrélés ou conjugués entre eux. C’est une découverte assez récente, qui a émergé notamment après le World Trade Center : dans la même journée se sont simultanément produits le plus grand sinistre industriel, le plus grand sinistre transports et le plus grand sinistre humain de tous les temps, en plus du sinistre terroriste. Aucun scénario prévu par les compagnies d’assurances n’envisageait cela et la couverture en a été mauvaise. La tarification de la police d’assurance qui couvrait les deux tours du World Trade Center avait seulement envisagé la destruction de quelques étages d’une tour comme sinistre maximum, mais pas l’effondrement des deux tours. Dans nos métiers, il apparaît clairement que l’actualité, les catastrophes ou les événements peuvent avoir un impact très fort.
Quelles sont les qualités requises pour exercer le métier d’actuaire ?
D’abord, la rigueur, car on évolue dans une discipline avec une composante scientifique et quantitative. Ensuite, l’éthique. Je pense que c’est très important, car dans le domaine de l’assurance on manipule des concepts de longévité, de mortalité, de fiscalité.
Et la troisième qualité requise, c’est la curiosité. L’assurance est un domaine qui a un pied dans toutes les activités humaines ! Les assureurs prétendent avoir contribué à la construction d’une ville comme New York, à des projets industriels d’ampleur comme le Concorde, ou à l’envoi de l’homme sur la lune. « Sans-nous, aucune de ces grandes initiatives industrielles ou de ces aventures humaines n’aurait pu avoir lieu », disent-ils. Il y a une part de vérité dans cette affirmation. Par exemple, l’essor de l’assurance s’est fait en parallèle du développement du commerce maritime. À la Renaissance, un bateau sur deux n’arrivait pas à destination… Cela coûtait très cher ! Le développement du commerce mondial et le développement industriel ne se seraient sûrement pas produits aussi vite et aussi bien sans le soutien des assureurs. Donc il faut vraiment avoir une certaine curiosité intellectuelle pour se lancer dans des domaines inexplorés ou pour récupérer des techniques propres à d’autres domaines.
Aujourd’hui, quels sont les grands enjeux de votre activité ?
L’un des sujets majeurs est lié à la problématique réglementaire : le monde a beaucoup changé, la banque et la finance ont subi un certain nombre de révolutions à travers des régulations et la mise en place de Bâle II, Bâle III et, pour l’assurance, Solvabilité II, qui sera actée en janvier 2016 mais que les grands groupes d’assurance ont déjà mis en œuvre.
Et puis, il y a une révolution plus subtile qui est celle de la donnée. Les assureurs étaient assis sur des trésors de données, peu ou mal exploitées. Brutalement, avec l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux, on assiste à une démultiplication des données. On va passer d’un domaine où l’on couvrait des biens, à la couverture d’une valeur d’usage, évaluée en fonction du mode de vie. On a déjà vu émerger ce type de fonctionnement avec le « Pay as you drive », où plutôt que de payer une assurance annuelle tarifée de manière fixe, vous payez en fonction de ce que vous consommez. En fait, on va aller vers davantage de personnalisation des produits d’assurance et aussi vers davantage d’assistance à la vie courante.
Votre métier semble nécessiter de nombreuses compétences ! L’actuaire est-il une perle rare ?
Il faut reconnaître que le métier d’actuaire est exigeant, c’est pour cette raison que les formations d’actuaires de type ESSEC sont extrêmement prisées, dans la mesure où les profils qui ont suivi ces filiales bénéficient de compétences dans plusieurs domaines. Traditionnellement, les actuaires étaient des statisticiens, des cerveaux avec une calculatrice dans la poche, mais maintenant ce sont des spécialistes du risque. Il leur faut des connaissances en marketing, fiscalité, comptabilité, finance… On recherche des personnes capables de tirer la synthèse des différentes expertises et de concrétiser cela sous forme de produits, de tarifs, de couverture des risques. De plus, ces personnes doivent savoir communiquer pour transmettre leurs conclusions, à un conseil d’administration par exemple.
Mickaël Berrebi, ESSEC 2013, Senior Banker Assistant chez Edmond de Rotschild Banque
Mickaël Berrebi présente un curriculum aux compétences transverses : après une formation très scientifique et l’obtention de son master 1 en mathématiques à Dauphine, il entre à l’ESSEC pour acquérir une dimension managériale. « Je voulais étudier à l’ESSEC tout ce que je n’avais pas eu l’occasion de voir à Dauphine, à savoir la finance d’entreprise, la stratégie, le marketing, l’entrepreneuriat ».
Mickaël Berrebi s’intéresse alors à la filière actuariat ESSEC-ISUP pour finaliser sa formation en mathématiques, avec une logique en tête. « Après la finance de marché et la finance d’entreprise, je voulais compléter le secteur des services financiers par une formation en assurance, et dans le même temps obtenir le titre d’actuaire », explique-t-il. Titre qu’il obtient en décembre 2013 après sa soutenance. « L’an dernier, j’ai fait un stage à Londres chez Axa Investment Managers en fonds de hedge funds. C’est là que j’ai défini mon sujet de mémoire, avec mon maître de stage qui m’a donné son avis sur l’univers des hedge funds. Il m’a suggéré de traiter le risque de liquidité. Ensuite, ça a été une démarche personnelle dans la documentation et la rédaction ».
Les hedges funds et les outils de gestion des risques
« Finalement, le sujet des hedge funds fascine autant qu’il suscite la controverse et j’ai cherché à le désacraliser ». Dans son mémoire d’actuariat, Mickaël Berrebi met notamment en évidence l’inadéquation de certains outils utilisés par les hedge funds pour promouvoir leurs fonds. « En effet, certains outils comme la volatilité ou le ratio de Sharpe ne sont pas totalement adéquats par rapport à la nature même des hedge funds, qui se caractérisent par une prise de risque assez élevée, la vente à découvert, une certaine opacité et surtout par l’effet de levier. Pourtant, c’est justement par l’utilisation de tels outils et en arborant des rendements très élevés pour une faible volatilité que les hedge funds ont pu voir leurs nombres exploser à partir des années 2000, une époque caractérisée par des taux de rendements faibles, la Bulle internet et les attentats du 11 Septembre ».
La Value-at-Risk (VaR) fait aussi l’objet d’une étude approfondie : cet indicateur de risque, devenu également un outil majeur et standard dans l’évaluation des risques dans le secteur bancaire, a aussi ses limites. Rappelons que « la Value-at-Risk d’un portefeuille indique le montant des pertes potentielles maximales qui ne devrait pas être dépassé sur un horizon temporel donné pour une probabilité donnée ». Mickaël Berrebi retrouve dans ses applications que la Value-at-Risk a tendance à sous-estimer le risque dans bien des situtations. C’est ce qui a valu à cette mesure de risque d’être remise en question depuis plusieurs années, en particulier dans le secteur assurantiel, au profit de la « Tail-Value-at Risk » qui a de meilleures propriétés.
Mickaël Berrebi a également consacré une partie importante de ses recherches au risque de liquidité dans le cas d’un indice coté, qui survient lorsqu’un investisseur est dans l’incapacité de liquider ses placements financiers très rapidement. « Les professionnels de la finance s’accordent tous sur le fait qu’un manque de prise en compte du risque de liquidité peut constituer une menace majeure pour la stabilité financière. D’ailleurs, les crises financières de ces dernières décennies ont permis de faire découvrir au public les conséquences d’une sous-évaluation du risque de liquidité ».
Un contexte d’aversion au risque
Mickaël Berrebi a commencé ses études supérieures en même temps que la crise financière, et il reconnaît aisément que « ce contexte de plus grande aversion au risque » a pu l’influencer dans son choix d’orientation vers le métier d’actuaire. En effet, avec les événements imprévus et de grande ampleur qui sont survenus ces dernières années (comme la crise des subprimes), l’idée que la loi Normale ne permet pas d’anticiper des risques rares a fait son chemin.
Désormais, on essaie de prendre davantage en compte la possibilité d’un « cygne noir », comme le nomme Nassim Nicholas Taleb, qui désigne qu’un événement rare et aux conséquences considérables peut survenir alors qu’on ne l’envisageait pas. Il s’agit d’une vulgarisation de la théorie des valeurs extrêmes, qui, si amplement utilisée dans le secteur (ré)assurantiel, est encore trop souvent méconnue dans le secteur bancaire. En effet, nous construisons nos modèles en fonction de ce que nous connaissons déjà. Ainsi si l’on ne croise et n’observe que des cygnes blancs, on en déduira que tous les cygnes sont blancs… Jusqu’à preuve du contraire. Cette théorie a été appliquée au monde de la finance et montre que nous construisons nos raisonnements à partir d’informations incomplètes.
Parallèlement, ce contexte d’aversion au risque a incité au renforcement des mesures réglementaires internationales comme les accords de Bâle III pour les banques et Solvabilité II pour l’assurance, afin d’assurer une plus grande stabilité du système. Si l’intention est bonne, les banques se montrent désormais plus timides dans l’octroi des crédits aux PME. « Les ratios de solvabilité risquent de pénaliser le financement des investissements de long terme, et les PME en particulier », remarque Mickaël Berrebi. Or, selon un baromètre de KPMG réalisé en 2013, 7 patrons de PME sur 10 ont besoin de financement, et les PME représentent 52 % de l’emploi salarié… Des réponses restent donc à trouver.